Le défi lancé par la Russie de Vladimir Poutine représente aujourd’hui une menace mortelle pour l’Europe.
En envahissant le 24 février l’Ukraine, pays souverain et démocratique de 43 millions d’habitants, Vladimir Poutine a engagé un conflit militaire sans précédent depuis 1945 et ramené la guerre au cœur de l’Europe. Son objectif ne se limite pas à l’annexion de l’Ukraine, niée en tant que nation, en tant que peuple et en tant qu’État. Il vise à la reconstitution de l’empire soviétique, comme l’explicitent les projets d’accord transmis à l’Otan en décembre dernier. Tous ceux qui ont fait le pari que la Russie se contenterait de l’Ossétie et de l’Abkhazie en 2008, de la Crimée et du Donbass en 2014 se sont lourdement trompés.
Tous ceux qui prétendent aujourd’hui qu’elle s’arrêtera à Kiev se fourvoient.
La Russie s’est lancée dans une guerre globale contre la démocratie et l’Europe qui mobilise tous les leviers des conflits hybrides : le recours ouvert à la force armée ; les cyberattaques à vaste échelle ; le chantage au gaz et aux migrants ; la désinformation et le soutien des forces populistes. Elle entend ainsi entretenir le chaos et la peur en Europe, tout en la coupant des États-Unis, très affaiblis par la guerre civile froide qui les mine.
Cette stratégie s’est jusqu’à présent révélée gagnante. Vladimir Poutine s’est assuré une parfaite maîtrise de l’agenda diplomatique et de l’escalade stratégique. Il a gagné la guerre avant de la livrer. Il a pour cela préparé méthodiquement l’invasion de l’Ukraine au plan idéologique, en imposant le mythe d’une menace d’encerclement de la Russie par l’Otan et d’un génocide des minorités russophones d’Ukraine ; au plan militaire, en modernisant une armée de 900 000 hommes ; au plan diplomatique, en faisant alliance avec la Chine de Xi à travers l’accord du 4 février ; au plan économique, en se tournant vers l’Asie ; au plan financier, en accumulant 630 milliards de dollars de réserves de change à fin 2021 et en s’émancipant des circuits de financement en dollar.
À cette planification méthodique a répondu l’incroyable légèreté des démocraties, qui ont cultivé le déni devant le danger du régime de démocrature inventé par Vladimir Poutine, devant l’affichage de ses revendications territoriales, devant la militarisation forcenée de son pays, devant la multiplication de ses coups de force. S’aveuglant volontairement devant la menace d’une puissance surarmée les désignant comme ennemis, les Européens ont communié dans l’idée de la fin de l’histoire, du caractère obsolète des États et de la guerre, de l’obsolescence de la puissance, du maintien de la paix par le seul recours au commerce et à la diplomatie.
L’histoire ne se répète pas mais nous livre des enseignements précieux.
Si notre monde diffère de celui de l’entre-deux-guerres, la configuration géopolitique présente des ressemblances troublantes. La stratégie de Vladimir Poutine pour remettre en question l’ordre international, assouvir sa soif de revanche et reconstruire l’empire soviétique épouse les étapes de la constitution par Hitler d’un espace vital pour le IIIe Reich au fil de la remilitarisation de la Rhénanie en 1936, suivie de l’annexion de l’Autriche et de la région des Sudètes en 1938, de la Tchécoslovaquie en 1939, puis de l’invasion de la Pologne le 1er septembre 1939.
Cette marche à la guerre fut ponctuée par la conférence de Munich en septembre 1938, qui acta l’impuissance des démocraties – acceptant toutes les concessions diplomatiques pour éviter une guerre que leur lâcheté rendait inévitable – , puis le pacte germano-soviétique, le 23 août 1939, qui donnait à Hitler les mains libres pour envahir l’Europe. Les démocraties entrèrent dans la guerre à reculons, affaiblies par leurs conflits intérieurs, par le caractère tardif de leur réarmement et par leur division. Elles le payèrent de leur débâcle initiale face aux armées du Reich et de la conquête de l’Europe continentale par les nazis.
Le défi lancé par la Russie de Vladimir Poutine représente aujourd’hui une menace mortelle pour l’Europe.
Et ce d’autant qu’il est coordonné avec la Chine. L’invasion de l’Ukraine, en mettant à nu leur vulnérabilité, constitue l’ultime signal d’alerte pour sauver nos démocraties. Nous sommes à un tournant de l’histoire : soit les nations européennes et l’Union réagissent, se mobilisent et engagent une révision drastique de leurs modes de pensée et d’action ; soit la démocrature russe, en dépit de son déclin démographique et économique, s’étendra de manière directe et indirecte sur le continent.
L’impératif catégorique est celui du réarmement, qui ne se limite pas au domaine militaire mais qui doit aussi être économique, politique et idéologique. Vladimir Poutine donne raison à Élie Halévy, qui rappelait que « sans la menace de la force armée, la diplomatie n’est que jappements de roquets ». Au-delà des sanctions, l’urgence va à rétablir une dissuasion efficace, ce qui impose de restaurer une supériorité militaire et technologique face à Moscou. C’est moins l’Otan que la sécurité du continent qui se trouve en état de mort cérébrale. Il revient aux Européens, et tout particulièrement à l’Allemagne, qui porte une responsabilité majeure dans la politique inconséquente adoptée vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine, de financer l’essentiel du réinvestissement dans la défense.
Il revient aux États-Unis de se réengager dans l’Otan, recentrée autour de sa mission première de défense du continent européen face à la Russie.
Plus largement, l’Europe doit se doter d’une stratégie globale pour répondre à la guerre hybride menée par Moscou.
Ceci suppose un complet renversement des principes de l’Union, qui ne peuvent plus être fondés seulement sur le droit et le marché mais doivent intégrer la souveraineté et la sécurité, qu’il s’agisse d’industrie, d’énergie, de technologie ou d’alimentation. Ceci suppose surtout un changement radical d’esprit des citoyens et des dirigeants pour payer les coûts de la défense de la liberté.
« Je crois à la victoire finale des démocraties, affirmait Raymond Aron, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent. » Les démocraties n’ont ni anticipé ni préparé le retour de la guerre en Europe impulsé par la Russie. Elles peuvent encore sauver la liberté.
Mais le voudront-elles ?
(Chronique parue dans Le Figaro du 28 février 2022)